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Berne, 27.04.2016 - Conseillère fédérale Simonetta Sommaruga. La parole prononcée fait foi.

Mesdames et Messieurs les journalistes,
Mesdames et Messieurs,

Let's get the son-of-a-bitch in jail! - Si vous pensez que cette phrase lève le voile sur les fantasmes secrets d'une ministre de la justice, je suis au regret de vous décevoir. Non, cette phrase a été prononcée par le président des États-Unis Richard Nixon. Il s'adressait à son conseiller Kissinger et le son-of-a-bitch dont il était question était l'informateur Daniel Ellsberg, qui avait transmis à la presse des informations classées secrètes concernant la guerre du Viêt Nam.

Les Panama Papers dont tout le monde parle ces jours ont donc un précédent célèbre. Il s'agit de ce qu'on a appelé les Pentagon Papers. Transmis au New York Times en 1971, ces documents révélaient que plusieurs présidents des États-Unis avaient délibérément trompé la population américaine au sujet de la guerre du Viêt Nam : contrairement à des affirmations maintes fois répétées, cette guerre avait bel et bien été planifiée de longue date.

Il existe entre les Panama Papers et les Pentagon Papers des parallèles étonnants.

Un informateur met à disposition d'un journal une énorme quantité de données. Les journalistes publient ces données après les avoir analysées. Dans les deux cas, la publication a des conséquences majeures.

La publication des Pentagon Papers a contribué dans une large mesure à mettre un terme à la guerre du Viêt Nam.

Les Panama Papers ont déjà poussé plusieurs ministres à la démission, ils ont déclenché des enquêtes, ils ont mis en difficulté des riches et des fonctionnaires, et nous n'en sommes encore qu'au début. Les implications politiques aussi sont énormes. Que l'on pense par exemple aux conséquences possibles sur le référendum concernant le maintien du Royaume-Uni dans l'Union européenne, dont l'issue est d'une importance cruciale pour l'ensemble de l'UE.

Il y a cependant aussi de grandes différences entre les Panama Papers et les Pentagon Papers.

Les Pentagon Papers se composaient de 7000 pages. L'informateur de l'époque a passé des nuits entières à les recopier, avec l'aide de sa famille, pour pouvoir les transmettre au New York Times.

Les Panama Papers regroupent 11,5 millions de documents, représentant l'équivalent de 2,6 téraoctets de données, qui ont été remis sous forme numérique à Messieurs Obermaier et Obermayer, de la Süddeutsche Zeitung, et qui ont ensuite été analysés par un consortium international de 400 journalistes.

En passant : je suis très impressionnée par le fait que les journalistes, connus comme de grands experts de l'indiscrétion, aient réussi à garder un secret absolu pendant les longs mois qu'a pris l'examen de toutes ces données. Je leur tire mon chapeau. Et j'en suis persuadée : si c'était l'administration fédérale qui avait travaillé sur les Panama Papers, il n'aurait pas fallu 15 jours pour que tout ça fuite dans la presse.

La comparaison entre les Pentagon Papers et les Panama Papers fait aussi apparaître la profonde mutation qu'a connue le journalisme ces dernières décennies. Et nous le savons tous : cette mutation est loin d'être achevée.

Mesdames et Messieurs, personne ne sait mieux que vous à quel point la révolution numérique change le journalisme, voire le menace, ce n'est pas à vous que je dois l'expliquer. Cependant, même si les médias traditionnels, à l'ère d'internet, ont perdu le monopole de la diffusion de l'information qui leur appartenait, et même si nous avons tous déjà lu d'innombrables thèses sur la diminution de l'importance du journalisme, ou sur sa fin prochaine, deux choses m'apparaissent aujourd'hui clairement.

Premièrement, même si la numérisation facilite certaines opérations de recherche, faire du bon journalisme est aujourd'hui une tâche plus exigeante et plus complexe qu'elle ne l'a jamais été.

Deuxièmement, même à l'ère de l'internet, le journalisme reste un pilier de toute société libre et démocratique.

C'est précisément ce que les Panama Papers montrent de façon si spectaculaire, et en même temps si exemplaire : nous avons besoin, aujourd'hui plus que jamais

  • de journalistes professionnels,
  • qui disposent des ressources nécessaires pour mener leurs investigations ;
  • qui sont en mesure d'examiner, de structurer et de vérifier les quantités énormes de données produites aujourd'hui ;
  • qui sont capables d'ordonner et de hiérarchiser les informations ;
  • qui savent distinguer l'essentiel de l'accessoire et ainsi
  • qui peuvent nous aider à nous orienter dans un monde globalisé, numérisé et de plus en plus complexe.

Qualité et démocratie
Nous voilà arrivés au cœur du débat sur la qualité du journalisme. Mais n'ayez crainte, aujourd'hui nous distribuons des prix. Il s'agit donc d'honorer la qualité, et non de la mettre en cause.

Nous savons tous, cependant, que le journalisme traverse une période difficile. Les journaux payants luttent contre la baisse de leurs tirages et la diminution des revenus qu'ils tirent de la publicité, leur présence sur internet n'est pas encore véritablement rentable, les conditions de travail se dégradent un peu partout, les rythmes de publication deviennent infernaux en raison de la concurrence des médias en ligne, etc.

Mesdames et Messieurs les journalistes, Mesdames et Messieurs les photographes, Mesdames et Messieurs, j'ai bien conscience des conditions difficiles dans lesquelles les journalistes doivent travailler aujourd'hui. Permettez-moi néanmoins d'exprimer ici quelques critiques et interrogations concernant certaines évolutions :

  • Lorsque des conférences de presse sur des sujets politiques complexes sont commentées en direct dans un live ticker, je me demande s'il s'agit d'un progrès technologique ou d'une régression du journalisme.
  • Lorsque des analyses relatives à d'importantes décisions du gouvernement sont mises en ligne à peine dix minutes après une conférence de presse, je me demande avec étonnement comment il est possible, dans un délai si bref, tout à la fois de réfléchir, de questionner, de vérifier et de hiérarchiser.
  • Lorsque des contenus publiés en ligne, même concernant des thèmes ou des événements majeurs, sont écartés au bout de quelques heures à peine parce qu'ils sont considérés comme périmés et ne génèrent plus assez de clics, c'est l'une des principales missions du journalisme qui en pâtit, celle qui consiste à distinguer ce qui est important de ce qui l'est moins.
  • Lorsque l'augmentation de la pression concurrentielle - en ligne comme pour les éditions papier - mène à composer des gros titres qui n'ont souvent plus grand chose à voir avec le contenu de l'article, je considère que cette évolution est regrettable. Le phénomène n'est pas nouveau, mais il touche de plus en plus des médias qui, par le passé, appliquaient des critères de qualité plus élevés.
  • Lorsque des acteurs majeurs du journalisme sont prêts, sciemment, à sacrifier l'indépendance des rédactions pour ne pas déplaire aux annonceurs, je considère que cette évolution est dangereuse, quels que soit les impératifs économiques.
  • Certes, l'indépendance rédactionnelle n'a jamais été totale, mais elle est indispensable à la crédibilité de médias et doit dès lors être défendue par tous les moyens.

Malgré toute la compréhension que l'on peut avoir pour les causes de ces évolutions, nous ne devons jamais arrêter de mener le débat de la qualité du journalisme, pour une raison très simple.

Selon une récente analyse Vox, en Suisse, plus de 80 % des personnes qui participent aux votations s'informent dans la presse - et dans la presse imprimée, pas dans les versions en ligne - pour se forger une opinion. L'importance des médias en ligne croît, mais celle des médias classiques (comprenant la radio et la télévision) ne diminue que peu - ces tendances valent, comme je le disais, pour les citoyens qui participent activement aux votations et élections.

La conclusion à tirer est évidente : les médias - en ligne ou traditionnels - jouent un rôle essentiel pour la formation de l'opinion dans notre démocratie directe. Et ce n'est pas près de changer, malgré toutes les mutations en cours.

Mesdames et Messieurs les journalistes, notre démocratie directe ne fonctionnera qu'aussi longtemps que le choix des votantes et des votants sera déterminé par la pertinence des arguments.

Nous continuerons donc d'avoir besoin de vous : le journaliste qui travaille avec curiosité et persévérance à dévoiler ce que d'autres s'efforcent de dissimuler, qui exerce avec passion un métier dans lequel il faut parfois savoir être dérangeant. Nous continuerons d'avoir besoin de vous, les plumes alertes et les têtes bien faites qui nous expliquez le dessous des cartes et nous donnez ainsi chaque jour de bonnes raisons d'ouvrir notre boîte aux lettres et d'y récupérer le journal.

C'est d'ailleurs le message le plus important des Panama Papers, même s'il n'a pas encore été bien entendu : chers optimisateurs fiscaux, cessez de créer des sociétés boîtes aux lettres à l'étranger, occupez-vous plutôt de remplir vos boîtes aux lettres en vous abonnant à des journaux.

Mesdames et Messieurs les journalistes, le travail que vous accomplissez est d'une grande importance pour notre société.

 


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