Du rôle de la science, de la responsabilité du scientifique

Berne, 09.10.2018 - Allocution de M. le Conseiller fédéral Guy Parmelin, Chef du Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS) à l’occasion de la Magistrale 2018, Lausanne, le samedi 6 octobre 2018.

Seul fait foi le texte effectivement prononcé

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les membres de la communauté de recherche de l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne,
Mesdames et Messieurs les ingénieurs diplômés de la volée 2018,
Chers parents et invités,
Mesdames et Messieurs,

S'il est un point sur lequel aucune politique publique ne peut avoir d'effet quant à la réduction des inégalités homme-femme, c'est sur l'espérance de vie à la naissance. Ainsi, en Suisse, selon les dernières statistiques à notre disposition, un homme peut s'attendre à vivre 81,5 ans, tandis qu'une femme peut compter avec une durée de vie moyenne longue de près de quatre années supplémentaires.

Ce temps est certes limité, mais il permet – à condition de ne pas être gaspillé – d'accomplir de grandes choses. Profitant de cette période qui nous est génétiquement et théoriquement allouée, nous aurons passé sur terre quelque trente mille jours de vie, dont à peine une poignée resteront positivement gravés dans notre mémoire. Je crois pouvoir partir du principe que ce samedi 6 octobre 2018 sera pour vous, chers diplômés, l'un d'entre eux et je suis très heureux d'avoir le privilège de partager ces précieux instants à vos côtés.

Il m'apparaît que cette cérémonie, bien qu'importante, ne marque guère que la fin de votre parcours académique de base. Entendons-nous bien: c'est beaucoup, mais c'est peu à la fois. Dans les faits, elle annonce le début de tout: d'un approfondissement des connaissances, pour celles et ceux qui se destinent à un doctorat ou à d'autres formations qualifiantes, ou alors d'un lancement dans la vie active, pour celles et ceux qui veulent et peuvent y entrer sans délai.

De manière plus générale, ce diplôme constitue la première pierre et sans doute aussi la clef de voûte d'un curriculum vitae, préludant ainsi à l’indépendance. Il donnera de la fiabilité à vos références, du crédit à vos engagements, de la stabilité à votre existence.

Il est important cependant de rappeler ici que l'obtention d'un diplôme n'est pas un aboutissement en soi. Il ouvre au contraire la porte, en particulier dans les sciences dures, à des spécialisations aujourd'hui toujours plus poussées. Vous êtes en effet versés dans des domaines où les connaissances et les techniques évoluent à une vitesse exponentielle et probablement inégalée à ce jour. Elles vous imposeront, votre vie durant, un rythme de travail exigeant et une actualisation constante de vos connaissances. Ni les professions ressortissant aux sciences humaines ni les métiers auxquels conduit la formation professionnelle de base n'échappent d'ailleurs à cette orientation.

J’aimerais ajouter ici, mais c’est une composante de la réussite académique intégrée de longue date à l’EPFL, que la maîtrise des langues – de l’anglais singulièrement pour les branches scientifiques – est devenue essentielle dans un marché du travail désormais globalisé. Le mandarin, l’espagnol, l’arabe, l’allemand, le portugais ou encore le russe sont autant de clefs de succès dans le monde où vous êtes appelés à collaborer et à vous réaliser. Songez qu'avec la pratique conjointe de l'anglais, du mandarin et de l'espagnol, vous seriez déjà à même de vous faire comprendre par plus de 40% des habitants de cette planète!

Davantage qu’un passeport ou qu'un permis de travail, les langues étrangères seront les principaux visas de votre carrière, les principaux vecteurs de vos travaux. "Die Grenzen meiner Sprache bedeuten die Grenzen meiner Welt", déclarait à ce sujet le philosophe autrichien Ludwig Wittgenstein. C’est aussi valable, croyez-moi, lorsque vous évoluez dans la politique gouvernementale… 

L'EPFL est, avec l'Ecole polytechnique fédérale de Zurich, l'un des fleurons universitaires de notre pays, reconnu d'ailleurs comme tel sur le plan international. Elle ne doit pas ce positionnement enviable qu'à la qualité de son enseignement ou aux moyens que lui alloue la Confédération à cette fin. Elle le doit surtout à un état d'esprit qui favorise l'émulation, la curiosité et l'enthousiasme.

J'aime particulièrement cette idée de l'enthousiasme. Au premier siècle avant Jésus-Christ, le poète latin Virgile écrivait ce vers enthousiaste dans son poème didactique des Géorgiques: "Felix qui potuit rerum cognoscere causas." Heureux celui qui a pu pénétrer la raison des choses! Vous êtes nombreux ici à être les heureux défricheurs de la raison des choses. Je me permets donc d'insister sur le mot heureux, sur cette émotion, cette vibration qui doit guider nos pas et stimuler nos efforts: le plaisir. Le plaisir d'apprendre, le plaisir de savoir et celui de transmettre, parce que je n'oublie pas le rôle des enseignants dans cette galaxie de la connaissance.

Lors d'un récent séminaire organisé pour les cadres de mon département, la question était posée d'identifier le principal facteur de motivation dans nos activités quotidiennes. Pour certains, le sens du service, du service public notamment, s'imposait à ce titre. Les joies de la collaboration aussi. La fidélité à ses idéaux également. Néanmoins, il est apparu que le plaisir était l'un des plus puissants ressorts d'une vie professionnelle pleinement accomplie et engagée.
 
Vous constaterez que c'est un levier déterminant dans un monde où la compétition est intense et où les talents sont nombreux. C'est un levier ici aussi, à l'EPFL, un établissement où se côtoient plus de 10'000 étudiants représentant quelque 125 nationalités. Il faut savoir exister au milieu d'un tel effectif, même s'il est au fond révélateur de la qualité de l'enseignement, de l'encadrement et de l'environnement de cette école.

Demain, vous serez confrontés aux réalités concrètes du monde professionnel. Vous pourrez ainsi apprécier la portée de cet aphorisme anonyme qui dit (je cite): "Un jour, j'irai vivre en Théorie, parce qu'en Théorie, tout se passe bien." Vous découvrirez au contraire que la pratique est bien différente de ce que l'on imagine: le temps est plus resserré lorsqu'il nous est imposé, il est plus élastique quand il dépend des autres; les moyens financiers et humains sont plus restreints que ce à quoi l'on s'attendait; le mérite n'est pas systématiquement rétribué à sa juste valeur; enfin, la raison ou la logique ne président pas toujours aux choix qui sont faits en dernière analyse.

Pour nous, responsables politiques ou même président d'école polytechnique, c'est un constat quotidien. Vous ferez sans aucun doute, vous aussi, des expériences analogues.

Je m’autorise un dernier développement, un peu moins prosaïque. Le grand philosophe écossais David Hume écrivait au XVIIIe siècle que "l'homme est un être raisonnable qui puise dans la science l'aliment qui lui convient". Cet aliment, vous l'aurez compris, c'est le plaisir que j'évoquais à l'instant. Mais cela n'est pas tout. Hume ajoutait qu'il ne fallait s'abandonner à sa passion pour la science qu'à la condition que cette science soit (je cite) "humaine et qu'elle ait un rapport direct avec l'action et la société." C'est là pointer du doigt une notion chère aux milieux académiques et à un grand nombre de chercheurs pour qui la science n'est pas une banale ébullition stérile et égoïste, mais bien plutôt une forme d'engagement personnel au service de la communauté des hommes.

En Suisse, et pour m'en tenir ici aux seuls aspects économiques, les scientifiques ont bien compris les atouts d'une perméabilité accrue avec la base technologique et industrielle nationale. Recherche et développement font ainsi partie intégrante du processus d'innovation qui dynamise la croissance de notre pays depuis le tournant du dernier millénaire.

Pour que ce processus perdure et que la Suisse demeure l’un des leaders mondiaux de l'innovation, dans laquelle rappelez-vous qu’elle investit chaque année plus de 20 milliards de francs, il est essentiel que la recherche ait pignon sur rue, qu'elle demeure ouverte et accessible, qu'elle fasse en quelque sorte partie de la Cité, au même titre que le débat public ou la compétition sportive.

La société suisse a la chance de reposer sur la cohésion. Société du mérite et non du privilège, elle ouvre à quiconque s’en donne les moyens les portes d’un avenir correspondant à ses compétences, à ses efforts et à ses qualifications, sans pour autant laisser au bord du chemin ceux qui peinent à s'y accomplir.

Dans ce contexte, nous devons nous réjouir du fait que les milieux académiques suisses, en dépit du niveau élevé de leurs exigences, ne constituent pas un monde parallèle, une tour d'ivoire. J'en veux pour preuve les fréquents contacts que j'entretiens avec les présidents de nos hautes écoles et je puis à ce titre attester leur souci constant de garder science et société au diapason l'une de l'autre.

Je suis d'ailleurs persuadé que mon département ne s’est probablement jamais senti autant qu'aujourd'hui d’affinités aussi étroites avec la filière scientifique, et plus largement avec l'ensemble de la communauté universitaire où il puise nombre de ses compétences.

La topographie nationale, le Service de renseignement de la Confédération, le laboratoire atomique, biologique et chimique de Spiez sont quelques-unes des entités de pointe qui le composent. Compte tenu de l'évolution du monde qui nous entoure, ces entités – dont je précise ici que 7 de ses collaborateurs sur 10 travaillent en civil – sont constamment à la recherche d'aptitudes supérieures. C'est vous dire que pour nous, le XXIe siècle est résolument en marche. Bien entendu, et je n'omettrai pas d'en parler, le département fédéral de la défense dirige et administre aussi l'Armée suisse. Cependant, laissez-moi souligner que nos ambitions technologiques en la matière ne sont pas focalisées sur l'armement ou sur la guerre. Elles embrassent des enjeux à large spectre, qui vont de la sécurité de l'information à la collecte de paramètres météo au moyen de drones en passant par l'utilisation des robots en situation de catastrophe ou le perfectionnement des senseurs optroniques et radars.

Nous connaissons tous ici la méfiance qui, depuis Albert Einstein au moins, caractérise les relations entre science et institution militaire. Pour beaucoup, ces dernières font mauvais ménage, pour des raisons naturellement liées à l'éthique. Il ne m'appartient pas de contester cette représentation, en perte de vitesse toutefois, si ce n'est pour relever qu'elle est réductrice, ou du moins dépassée. Einstein le reconnaissait déjà lui-même : « Le monde est dangereux à vivre, admettait-il, non pas tant à cause de ceux qui font le mal, mais à cause de ceux qui regardent et laissent faire. »

Une part non négligeable des attributions qu'exerce mon département dans le vaste secteur de la sécurité consiste précisément à ne pas laisser faire le mal, en repoussant pour cela l'horizon de nos connaissances afin de minimiser les risques et de prévenir les menaces, d'où qu'elles viennent.

Sur le plan strictement technique, cette tâche incombe pour la Confédération à Armasuisse Sciences et technologies. Le quotidien de ses ingénieurs vise pour l'essentiel, si je puis le résumer de cette façon, à faire vivre le futur dans le présent, et cela au profit de notre sécurité. Ainsi, les organismes cybernétiques, la réalité augmentée, la fabrication additive, l'intelligence artificielle, l'Internet des objets, les nouveaux matériaux et l'informatique quantique sont quelques-uns des domaines de recherche sur lesquels nous fondons de grands espoirs. Ces secteurs, j'en suis sûr, vous sont familiers.

Au-delà des 100 places de stage que le DDPS propose chaque année aux pré- et post-diplômés, et qui concrétisent déjà son rapprochement avec les hautes écoles, vous devez percevoir les secteurs de la défense, du renseignement, de la protection de la population et de la géoinformation comme autant de filières où l'application de la science – c'est-à-dire du fruit de votre savoir – occupe non pas un strapontin, mais une place de premier plan. Votre contribution y est dès lors recherchée et elle y sera toujours la bienvenue.

Mesdames et Messieurs, vous achevez ici, aujourd'hui, un cursus académique important. Il sanctionne l'acquisition d'un grand nombre de connaissances théoriques et d'une solide base pratique dans votre discipline d'élection. Il vous habilite ainsi à l'exercice d'une profession qui recourt à cet acquis, si je puis appeler acquis un bagage non pas statique, mais destiné à s'étoffer tout au long de votre carrière. Votre diplôme en poche, vous devenez des ingénieurs agréés, reconnus comme tels par l'Etat, donc par la société. Dans un certain sens, vous devenez des femmes et des hommes de pouvoir. N'en abusez jamais, remettez-vous régulièrement en question, acceptez d'avoir tort ou d'être moins performants qu'un autre confrère, et surtout interrogez-vous sans cesse sur le sens et la portée de vos responsabilités. Si vous en faites un jour, vous constaterez que la politique obéit aux mêmes recommandations.

Je félicite les nouvelles et nouveaux diplômés de l'EPFL et remercie cette dernière de continuer d'accomplir brillamment, avec effervescence mais conscience, son rôle formateur. Il est appréciable qu'elle le fasse dans le respect de la rigueur due à toute approche scientifique et dans le souci d'apporter, au même titre d'ailleurs que la sécurité, une solide contribution au progrès et à la liberté.

Je vous souhaite bon vent sur cette route et vous remercie de votre écoute.


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