Le système fiscal suisse: un modèle de fédéralisme appliqué

Berne, 18.01.2007 - Position du conseiller fédéral Hans-Rudolf Merz relative à la concurrence fiscale internationale, 18 janvier 2007

Le système fiscal suisse et ses particularités sont actuellement au centre des discussions. Pour le conseiller fédéral Hans-Rudolf Merz, ce système est un reflet de notre conception de l’Etat et donc de notre identité culturelle. La concurrence fiscale inscrite dans notre démocratie directe permet en définitive aux systèmes fiscaux les plus efficients et les plus équitables de s’imposer. 

 

L'Europe est un continent particulièrement varié. Et comme l'histoire le montre, cette extrême diversité n'a pas desservi l'Europe. Loin de là. Dans un livre resté célèbre, „The European Miracle„, Eric Jones explique par exemple que ce n'est pas un hasard si elle fut l'épicentre de la révolution industrielle. Cette diversité, de même qu'une saine dose de concurrence en Europe, ont été un terreau fertile pour de brillantes réalisations dans des domaines comme la politique, la religion, les sciences, les beaux-arts ou la culture. En effet, toutes les spécificités institutionnelles coexistant sur un territoire exigu ont contribué à l'éclosion d'innovations sociales et d'idées peu orthodoxes. Les différents projets d'organisation politique et sociale ont créé une émulation compétitive, qui s'est traduite par un bond de productivité et une très forte initiative créatrice. Par exemple, comme l'ont montré les historiens et les économistes, l'Allemagne a dû son bien-être et sa prospérité durant la Renaissance à sa fragmentation politique, qui a permis de briser les contraintes du système des corporations. En octroyant aux marchands et aux artistes des libertés individuelles étendues, les rivaux politiques vivant à l'écart des grandes villes ont suscité un courant d'immigration. Des villes ont vu le jour et, à la place des conventions traditionnelles, de nouvelles expériences politiques ont été tentées.

Les temps ont naturellement changé. La question qui se pose aujourd'hui est de savoir si, dans un monde en voie d'intégration et soumis aux lois de la globalisation, des différenciations sur d'aussi petits territoires se justifient encore. Plusieurs réponses sont possibles, de même qu'en matière de politique - et de concurrence - fiscale. Quelle est la bonne dose de compétition, et jusqu'à quel point la coordination s'avère-t-elle nécessaire? La question des possibilités et des limites de la concurrence fiscale a donné lieu à un débat controversé, dans le cadre du projet de l'OCDE intitulé „Harmful tax practices„. La Suisse a fourni un apport constructif à la discussion. Selon l'analyse faite par l'OCDE, nos systèmes sont conformes aux règles. Récemment d'ailleurs l'OCDE - une organisation internationale qui, soit dit en passant, comprend pas moins de 30 pays - a rangé la Suisse parmi les Etats offrant des chances loyales de concurrence, suite à l'examen des systèmes fiscaux en vigueur. Le fait mérite d'être souligné.

Les comparaisons entre pays sont à la fois passionnantes et problématiques. Passionnantes, parce que la diversité relevée enrichit toute analyse et que les comparaisons établies amènent à tirer des conclusions quant à sa propre situation. Problématiques, car les différences suscitent souvent l'incompréhension. D'où ma volonté d'exposer ici le système fiscal suisse et ses particularités. Des faits concrets aident à éviter bien des malentendus.

Le système fiscal suisse se fonde sur des principes constitutionnels. Il reflète la conception de l'Etat propre à notre société, et donc notre identité culturelle. Il est l'expression du fédéralisme et du degré élevé de participation propre à la démocratie directe. En premier lieu, le fédéralisme helvétique est attaché à l'idée de subsidiarité. L'autorité et le pouvoir y prennent place selon un mode ascendant, de la base au sommet. Car les collectivités publiques des échelons supérieurs tirent toujours leur justification des entités des échelons inférieurs. Ainsi, l'instance supérieure ne peut intervenir qu'à titre „subsidiaire„ et poursuit alors un but de compensation. Alexis de Tocqueville a bien décrit le fédéralisme, il y a 170 ans déjà, comme une combinaison des divers avantages propres aux grands pays et aux petits pays.

Si l'on transpose ces considérations à la Suisse, cela veut dire que la souveraineté fiscale appartient au départ aux cantons. La Confédération ne peut prélever des impôts qu'à titre subsidiaire, soit aux endroits et dans les limites prévus par la Constitution. A chaque fois, la compétence constitutionnelle tire sa légitimité directement du peuple et d'une majorité des cantons. Par conséquent, les compétences fiscales de la Confédération sont limitées. Historiquement parlant, elle n'a généralement repris les compétences fiscales des cantons qu'après plusieurs tentatives infructueuses. Aujourd'hui encore, la Confédération n'a qu'une compétence limitée dans le temps pour prélever l'impôt fédéral direct et la taxe sur la valeur ajoutée, qui représentent ensemble 60 % de ses recettes. Cette compétence doit être à chaque fois reconduite par le peuple et les cantons. Le Souverain s'est prononcé pour la dernière fois sur la question en 2004. Et en 2020 mon successeur devra mener une nouvelle campagne de votation en vue de la prolongation de cette compétence fiscale.

L'autonomie des cantons en matière de concurrence fiscale est un principe bien établi en Suisse, garanti par les droits populaires directs. Les cantons sont ainsi en compétition les uns avec les autres. La concurrence fiscale entre cantons repose sur trois piliers: l'autonomie en matière de recettes (législation fiscale cantonale), l'autonomie en matière de dépenses (établissement des budgets cantonaux) et la péréquation financière à l'échelon fédéral, qui atténue les disparités entre cantons. Dans chaque canton le peuple, le Parlement et le gouvernement sont amenés à se prononcer, d'une part, sur la charge fiscale et, d'autre part, sur les dépenses publiques. En l'occurrence, l'ancrage de la politique budgétaire dans la démocratie directe joue un rôle de premier plan. Une citation d'Alexis de Tocqueville exprime bien l'état d'esprit qui prévaut dans une politique budgétaire décentralisée et inscrite dans la démocratie directe: „A democratic government is the only one in which those who vote for a tax can escape the obligation to pay it„.

Les effets de la concurrence fiscale en Suisse peuvent être qualifiés de positifs. La crainte parfois exprimée d'une ruineuse sous-enchère fiscale („race to the bottom„) s'avère infondée. Nous mettons à disposition des infrastructures de qualité, et le peuple se prononce à ce sujet, comme d'ailleurs sur les impôts servant à les financer. La concurrence fiscale garantit ainsi la diversité, le choix, l'efficience et l'innovation. Pourquoi? Comme les citoyens et les entreprises choisissent librement leur lieu de domicile ou d'implantation, le monde politique et l'administration des sites concurrents sont obligés de proposer une combinaison attrayante de prestations publiques efficientes, pour la charge fiscale la plus basse possible.

Un autre avantage de la concurrence fiscale réside dans le fait qu'elle apporte des éléments de comparaison bienvenus. Les citoyens ont la possibilité de mesurer les résultats affichés par leur gouvernement ou leur Parlement par rapport à ceux d'autres gouvernements ou parlements. En ce sens, la concurrence fiscale rend la démocratie plus vivante.

Les cantons sont également en compétition au niveau de la qualité. Or j'en suis persuadé, le potentiel d'innovation et l'expérimentation de solutions inédites sont autant d'atouts propres à la concurrence fiscale. Et comme le disait un jour par boutade l'ancien conseiller aux Etats appenzellois Raymond Broger: „La Confédération n'a quasiment rien créé et n'a fait que copier les cantons, véritables champs d'expérimentation pour elle.„

En ce sens, la concurrence fiscale est un espace ouvert d'expérimentation sociale. Au fil du temps, seules les meilleures solutions sont maintenues et imitées, les autres étant abandonnées. Les réglementations politiques les plus favorables ne sont d'ailleurs pas toujours le fruit d'une planification prévoyante, mais tiennent aussi de l'approche „essai / erreur„. Car en dépit de tous les efforts déployés, on n'est jamais sûr en politique d'avoir trouvé d'emblée la meilleure solution. Comme n'importe quel autre domaine, la politique a besoin du potentiel de découverte inhérent aux mécanismes de la concurrence.

Historiquement parlant, la possibilité de mouvement a joué un rôle important dans la naissance d'une société libre. Au moyen âge, beaucoup de paysans ne sont parvenus à secouer le joug féodal qu'en s'enfuyant dans les villes libres. Ainsi, tout comme un Etat démocratique sait se protéger de l'anarchie, la concurrence fiscale nous protège de la perte de notre liberté individuelle.

L'autonomie des cantons dans les questions de politique fiscale n'est toutefois pas sans limites. Au niveau fédéral, la loi sur l'harmonisation des impôts directs (LHID) réalise l'harmonisation formelle de l'assiette fiscale des cantons. Cette loi s'appuie sur une disposition constitutionnelle adoptée par le peuple et les cantons en 1977. Il est vrai que sur le plan matériel, ces dispositions constitutionnelles n'empiètent pas sur l'autonomie fiscale des cantons pour la fixation des barèmes et des déductions sociales. Mais elles permettent d'éviter que les législateurs cantonaux ou communaux ne développent des pratiques fiscales préjudiciables.

La remarque vaut aussi pour les prescriptions spéciales de droit fiscal cantonal portant sur le calcul de l'impôt des personnes morales (sociétés holding, sociétés d'administration et sociétés mixtes), qui ont récemment essuyé des critiques. Ces dispositions trouvent leur base à l'art. 28 de la loi sur l'harmonisation des impôts directs, qui règle les cas particuliers dans le calcul de l'impôt cantonal sur le bénéfice. Les régimes cantonaux se fondent ainsi sur une base de droit fédéral, contrairement à ce qui est parfois dit. De telles règles remontent d'ailleurs à la première moitié du XXe siècle. A ceci près qu'à l'époque la question relevait encore entièrement de l'autonomie cantonale, faute d'une loi sur l'harmonisation des impôts fixant des limites.

Selon cette réglementation, les sociétés ayant le statut de holding ne sont pas soumises à l'impôt cantonal sur le bénéfice, mais à l'impôt sur le capital. La non-imposition des dividendes encaissés par les sociétés holding sert à éviter l'imposition économique multiple des bénéfices de ces sociétés. Elle est donc conforme à un principe de politique fiscale reconnu au niveau international. En Suisse, toutes les entreprises ayant le statut de holding sont traitées de la même manière par le législateur, qu'elles soient sous domination suisse ou étrangère. Il n'y a donc pas lieu de parler de traitement préférentiel, dans certains cantons, des sociétés sous domination étrangère, ni de discrimination. Loin d'être sélectifs, les régimes fiscaux sont ouverts à tous les acteurs économiques - indépendamment de leur nationalité, de leur branche de production ou du secteur économique. Par ailleurs, les sociétés holding sont également soumises à l'imposition intégrale du bénéfice à l'échelon fédéral, l'octroi de la réduction pour participations - comparable au privilège d'affiliation allemand (Schachtelprivileg) - permettant d'éviter la double imposition économique des dividendes.

Quant aux sociétés d'administration et aux sociétés mixtes, elles n'exercent pas en Suisse d'activité commerciale, ou seulement de façon très limitée. Autrement dit, leur activité commerciale et la structure de leurs revenus sont orientées essentiellement vers l'étranger. De telles entreprises font moins appel à l'infrastructure en place en Suisse que celles dont l'activité commerciale est essentiellement orientée vers le marché intérieur. Le fisc suisse en tient dûment compte, sur la base de la loi sur l'harmonisation des impôts directs. Le législateur a voulu éviter ici que le fisc ne s'éloigne trop d'une imposition conforme au principe de causalité. Autrement dit, il doit être permis d'exiger, également dans le domaine des impôts, un rapport prix/prestations équitable. Mais dans tous les cas, les cantons n'ont la possibilité ni de discriminer des sociétés étrangères ou à domination étrangère, ni de leur accorder un traitement de faveur. Cette situation résulte de la loi sur l'harmonisation des impôts directs, à laquelle les cantons sont soumis.

Un tout autre thème, soit l'imposition des personnes physiques d'après la dépense, fait aujourd'hui l'objet d'un large débat. Il s'agit d'une spécialité, d'un outil permettant d'effectuer, dans des cas complexes, une taxation à un coût administratif supportable. Il n'est pas exceptionnel, à l'échelle internationale, d'utiliser des règles d'appréciation pour calculer la dette fiscale dans les cas complexes de taxation. En Suisse, on parle d'imposition d'après la dépense. En Grande-Bretagne, le statut de „non-domiciled„ se rapproche d'un tel régime. Divers pays appliquent d'autres règles d'appréciation. L'imposition d'après la dépense est ouverte aux personnes physiques qui prennent domicile ou séjournent en Suisse pour la première fois ou après une absence d'au moins dix ans. Les bénéficiaires ne doivent pas y exercer d'activité lucrative. S'ils font valoir des conventions de double imposition, les revenus correspondants sont toujours inclus, conformément à notre droit interne, dans la base de calcul de l'impôt d'après la dépense. Autrement dit, les bénéficiaires d'un forfait fiscal sont traités à cet égard comme toute personne soumise à l'impôt normal sur le revenu. Certaines conventions de double imposition, avec l'Allemagne et la France notamment, refusent en règle générale tout avantage aux personnes imposées d'après la dépense. Ajoutons que ces dernières s'acquittent du montant entier de la taxe sur la valeur ajoutée.

Il ne faudrait pas oublier en dernier lieu la concurrence bien réelle entre places économiques. Comme tous les pays, la Suisse s'efforce de proposer un site d'implantation attrayant, à des conditions avantageuses. Notre prospérité et nos emplois dépendent directement des conditions-cadres aménagées au niveau politique. Il va de soi que différents pays poursuivent avec succès des stratégies différentes, en exploitant les avantages inhérents à leur propre spécialisation. Au vu de l'exiguïté de son marché intérieur, de sa pauvreté en matières premières, de l'absence d'accès à la mer et de ses handicaps géo-topographiques, la Suisse est dans l'obligation de se spécialiser, elle aussi, notamment en offrant une politique fiscale attrayante.

L'imposition des entreprises représente ici un facteur important, bien que ce ne soit de loin pas l'unique raison de l'attrait exercé par la Suisse. Des infrastructures modernes, des marchés du travail flexibles, plurilingues et hautement qualifiés, d'importantes capacités de recherche et de développement, la paix entre les partenaires sociaux, un droit du travail souple, une imposition modérée des personnes physiques, la présence de conventions de double imposition avec nos principaux partenaires économiques, une administration proche des citoyens ainsi qu'une politique pragmatique et orientée vers le consensus sont également importants dans les décisions d'investissement ou de choix d'un site d'implantation.

Entendons-nous bien: quiconque prône la concurrence doit aussi accepter que des décisions d'implantation économique soient parfois prises en sa défaveur. La Suisse en a fait l'expérience, par exemple quand le géant pharmaceutique américain Amgen lui a préféré l'Irlande pour des raisons fiscales ou quand, pour des raisons fiscales encore, Lego Suisse a délocalisé sa production en Europe orientale. Il a bien fallu l'accepter. En dernier lieu, il s'agit d'un facteur de motivation pour évaluer les raisons des décisions d'implantation défavorables à la Suisse, pour en tirer les leçons et optimiser nos propres conditions-cadres.

J'en arrive à ma conclusion. La Suisse respecte les règles du jeu internationales en matière de politique fiscale. La Suisse est un Etat de droit et les régimes d'imposition qui y sont appliqués ne sont ni arbitraires ni discriminatoires. L'OCDE nous en a d'ailleurs donné la confirmation. Notre paysage fiscal présente, en comparaison internationale, quelques spécialités qui tiennent à notre fédéralisme conçu de la base vers le sommet. Il renforce ainsi l'autonomie fiscale subsidiaire des entités territoriales des échelons en aval, en conférant aux contribuables des possibilités étendues de participation directe. Quiconque tient en haute estime l'autonomie fiscale des Etats doit accepter que des systèmes variés d'imposition puissent coexister, des innovations différentes être testées et imitées le cas échéant. La Suisse peut être considérée comme un laboratoire de systèmes fiscaux. Nous tenons à préserver ce laboratoire, confiants qu'en dernier lieu les systèmes les plus efficients et les plus équitables s'imposeront, grâce aux choix opérés par la démocratie directe dans un régime de concurrence.


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Département fédéral des finances
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